Un
réacteur expérimental à haute température (HTR) a été construit près de Pékin.
Une filière longtemps abandonnée par l'Occident qui permettrait de construire
de petites centrales, très sûres et moins chères. Et de produire de
l'hydrogène.
Une
quarantaine de kilomètres au nord de Pékin, sur la route de la Grande Muraille
et des tombeaux de la dynastie Ming, la campagne chinoise reprend ses droits.
Mais au détour d'une modeste route sur laquelle les paysans tentent de vendre à
la sauvette leurs légumes se dresse un immense bâtiment tout blanc, sans
fenêtres, derrière une barrière d'accès solidement gardée. L'avenir de
l'industrie nucléaire se joue peut-être partiellement dans ce lieu improbable.
Cette
construction cubique anonyme abrite un réacteur expérimental de 10 MW
thermiques (soit environ 5 MW électriques), géré par l'Institut de technologie
de l'énergie nucléaire (Inet) de Tsinghua, la grande université scientifique de
Pékin. Un site un peu particulier, puisqu'il n'est pas de la famille des
réacteurs à eau pressurisée (PWR), dominante dans le monde, y compris en Chine.
De type HTR, c'est-à-dire à haute température, son coeur est composé de petits
boulets. Une partie de l'establishment scientifique chinois mise là-dessus pour
la production d'énergie dans le futur et pour assurer l'essor d'une industrie
nucléaire compétitive à l'échelle mondiale, indépendante des fabricants
occidentaux.
La
technologie n'est pourtant pas nouvelle, et elle n'est pas chinoise. Deux réacteurs
HTR ont déjà fonctionné par le passé, l'un aux Etats-Unis, l'autre en
Allemagne. Tous deux ont cessé toute activité en 1989. Jugée peu compétitive,
cette filière technologique a été abandonnée par les Occidentaux et
littéralement offerte par les Allemands à l'Afrique du Sud et à la Chine. Les
Chinois n'ont donc rien inventé, mais ils ont poursuivi les recherches. Et par
une ironie dont l'Histoire a le secret, ils se trouvent désormais porteurs
d'une technologie dont on redécouvre qu'elle a de l'avenir. En raison, d'une
part, des progrès réalisés dans la résistance des matériaux à haute température
pour les turbines, mais aussi, et peut-être surtout, de sa sûreté plus grande
que celle des réacteurs nucléaires classiques. Parmi les spécificités du HTR:
le fait que le combustible soit contenu dans des billes de carbone très
étanches placées au coeur du réacteur et capables de retenir les matières
radioactives jusqu'à des températures dépassant les 1 600°. Le HTR-10 n'en
contient pas moins de 25 000.
«Des modules comme le Lego»
Dans
un salon spartiate d'où l'on aperçoit le drapeau rouge frappé des cinq étoiles
jaunes de la Chine populaire et le cube blanc qui abrite le réacteur, Zhang
Zuoyi, le directeur du projet, 42 ans à peine, respire l'assurance des
technocrates communistes chinois. Il résume en quelques traits l'histoire de ce
réacteur expérimental dont le gouvernement a approuvé la construction en 1992
et qui, après dix ans de travaux et quelques difficultés, a finalement été
raccordé au réseau électrique en janvier 2003. Zhang Zuoyi souligne que la
Chine a poursuivi ses recherches sur l'énergie nucléaire alors que le reste du
monde - à l'exception de la France, relève-t-il - s'en détournait au lendemain
des catastrophes de Three Mile Island (1979) puis de Tchernobyl (1986). Il met
en avant le facteur le plus attrayant du HTR pour les opinions publiques: sa
«sûreté inhérente», également appelée «sûreté passive» car elle repose sur les
lois de la physique et non, comme dans les réacteurs à eau pressurisée, sur des
dispositifs spéciaux extérieurs. Dans le système HTR, le meltdown, la fusion catastrophique du coeur par perte de
refroidissement, principal danger d'une centrale, est impossible.
Le
deuxième attrait du HTR est la possibilité de produire de l'hydrogène, source
d'énergie d'avenir, selon tous les experts: le réacteur expérimental de
Tsinghua n'en est pas encore là, mais c'est la prochaine étape, disent ses
techniciens. «Nous avons encore plusieurs
années de travail avant d'aboutir à un projet commercial», note
avec prudence le directeur.
«Le HTR, c'est l'avenir!»,
jure pour sa part Frank Wu, patron de Chinergy, la branche commerciale qui, en
association avec l'université de Tsinghua, tente d'en assurer la
commercialisation. Sa société vient de s'installer dans un immeuble d'acier et
de verre proche du campus de Tsinghua, dans le quartier high-tech du nord de
Pékin. Il se dit assuré d'un premier contrat commercial en 2007, d'un montant
d'environ 300 millions de dollars (230 millions d'euros) pour disposer d'un
premier réacteur HTR de 200 MW opérationnel au début de la prochaine décennie.
Et de pouvoir offrir, dans les années suivantes, un modèle de centrale
nucléaire qui fera concurrence au système dominant PWR.
Le
client est déjà identifié: la société Huaneng, un des cinq géants de l'énergie
en Chine, issue de l'éclatement du monopole public. Deux sites sont en
concurrence, l'un dans la province côtière du Shandong, l'autre dans l'Anhui, à
l'ouest de Shanghai. De nombreux observateurs du secteur estiment que Frank Wu
va un peu vite en besogne pour des raisons évidentes de marketing et relèvent
que le gouvernement n'a pas inscrit le HTR dans son projet, très ambitieux, de
développement de l'énergie nucléaire. Mais le patron de Chinergy balaie l'objection:
«Le gouvernement a donné son feu vert au
HTR-10 et il soutiendra notre projet. Nous avons un avantage compétitif: nous
sommes plus sûrs et moins chers.» Il refuse d'analyser plus en
détail les mérites respectifs du HTR et du PWR: «C'est comme comparer les pommes et les oranges. Ils sont très
différents, mais complémentaires.» Zhang Zuoyi précise: «La Chine est assez vaste pour avoir deux filières
nucléaires répondant à des exigences différentes.»
Tel
un VRP, Frank Wu souligne que les réacteurs HTR qui seront commercialisés ne
seront que de 200 MW, contre 1 000 à 1 500 MW pour ceux qui sont actuellement
construits en Chine. «Ce sont des modules
comme le Lego, on peut en mettre autant qu'on veut», explique-t-il.
Un expert étranger confirme que le HTR surfe sur une mode du small is beautiful et que l'expérience
chinoise est suivie avec intérêt à l'étranger, y compris en France. Frank Wu en
rajoute sur ce thème : «Framatome (société
du groupe français AREVA, ndlr) a dépensé
des milliards pour développer l'EPR (le réacteur nucléaire nouvelle
génération, ndlr), et pourtant ils
viennent régulièrement nous voir pour parler du HTR...» «C'est une des pistes
possibles pour les réacteurs de la quatrième génération», confirme
un expert français (lire ci-contre).
Pour
la Chine, l'enjeu est bien sûr colossal. Le pays est assoiffé d'énergie et
réalise dans la douleur sa dépendance croissante vis-à-vis du pétrole importé
et cher, ou du charbon, carburant domestique mais très polluant. Telle la France de 1973, lors du choc pétrolier, Pékin a donc
choisi de relancer un programme nucléaire massif : vingt-cinq nouvelles
centrales seront construites d'ici à 2020, contre huit actuellement. Un plan
d'autant plus ambitieux que le reste du monde est dans l'attentisme. Mais le
pays ne s'arrêtera pas là : Anne
Lauvergeon, présidente d'AREVA, estimait récemment à Pékin que, à l'horizon
2040, la Chine pourrait compter jusqu'à 400 à 500 réacteurs de 1 000 MW,
qui assureraient 20 % des besoins en électricité du pays contre à peine 1,6 %
aujourd'hui.
En attendant le «contrat du siècle»
Pour
réaliser ce programme, la Chine compte en partie sur ses propres forces. Elle a
aussi lancé un appel d'offres pour une première tranche de quatre centrales de
technologie plus avancée. La France propose l'EPR, déjà acheté par la Finlande.
Elle est en concurrence avec les Américains de Westinghouse, qui, malgré
l'absence de toute nouvelle centrale construite aux Etats-Unis depuis vingt
ans, offrent un nouveau modèle. Réponse l'an prochain, pour ce qui fait déjà
figure de «contrat du siècle» pour l'industrie nucléaire.
Le
HTR ne figure pas dans le paysage nucléaire tel qu'il se dessine aujourd'hui :
mais ses promoteurs sont persuadés qu'ils seront présents dans dix ou quinze
ans, lorsque leurs petits réacteurs «Lego» viendront troubler le jeu des
grands. Il ne leur sera pas trop difficile de trouver des niches dans cet
immense marché en devenir et d'offrir au monde la vitrine d'une technologie
d'avant-garde qu'on jugeait dépassée deux décennies plus tôt...
Pierre
HASKI
Source: Libération, 27 septembre 2004